Semaine 4 Expliquer l’autisme : esprit et cerveau

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4. Psychologie de l’autisme : une tentative d'intégration

4.2. Empathie et systématisation

En réconciliant ses premiers travaux sur la théorie de l’esprit avec la recherche sur la reconnaissance des émotions, Baron-Cohen a  proposé que les personnes autistes puissent avoir des difficultés avec le « empathie », c'est à dire la capacité à comprendre et à « entrer dans » les émotions d'une autre personne.  Selon Baron-Cohen l'empathie consistent de deux components – premièrement, reconnaître ou comprendre les émotions des autres (une forme de théorie de l'esprit); deuxièmement, y répondre de manière appropriée, par exemple se sentir triste lorsque quelqu'un d'autre l'est, et/ou d'essayer de le réconforter.  Parallèlement à cette idée, Baron-Cohen a proposé que les personnes autistes peuvent aussi être fortement attirés par des sujets qui peuvent être abordés de manière systématique ou réglementaire. Pour cette raison, leurs intérêts tendent à se concentrer sur des domaines tels que la physique, les mathématiques et la technologie, et les domaines où l'on peut collecter et classer des choses. Cette tendance Baron-Cohen a appellé la « systématisation » (Baron-Cohen, 2009).  Plus récemment, Baron-Cohen a élargi cette notion pour inclure tous les domaines qui peuvent être abordés de manière systématique, ce qu'il aligne désormais sur le raisonnement logique et l'inventivité (Baron-Cohen 2020).

Cette citation ci-dessous de Luke Jackson, qui a écrit son propre guide pour le syndrome d’Asperger lorsqu’il était adolescent, illustre une approche systématisée dans sa fascination pour les réactions en chaînes et les ressorts.

« J’aime l’idée des réactions en chaînes – une chose survient qui en déclenche une autre, qui en déclenche une autre et ainsi de suite. J’avais l’habitude d’aligner une douzaine d’objets et de les regarder tomber l’un après l’autre. C’est pourquoi j’adore autant les Slinky » [les Slinky sont ressorts spiralés, aussi appelés Ondamanias].

(Jackson, 2002, p. 52) 

Pour obtenir des preuves de l’existence d’un « profil faible empathie / forte systématisation », Baron-Cohen a conçu des questionnaires: le quotient d’empathie (QE) et le quotient de systématisation (QS). Les personnes devaient évaluer à quel point elles étaient en accord ou en désaccord avec des propositions telles que « Je trouve qu’il est facile de me mettre à la place de quelqu’un d’autre ».

Activité 4 : Quotient d’empathie et quotient de systématisation

Durée : environ 5 minutes

Voici ci-dessous quatre items issus des versions actualisées du QE et du QS. Selon vous, comment une personne ayant des difficultés à faire preuve d'empathie, mais forte en systématisation, est-elle susceptible de répondre à ces questions d'auto-évaluation? Cliquez sur ce lien et choisissez « Tout à fait d’accord » ou « Pas du tout d’accord » pour chacune.

Vous devez compléter le quiz afin de remplir les conditions d'achèvement du cours, mais votre score n'est pas important. Il s'agit simplement pour vous d'évaluer votre compréhension.  

Quotient d’empathie/systématisation

Ces items proviennent du Quotient d’empathie (QE) et du Quotient de systématisation (QS) pour adultes (Autism Research Centre, 2018). Dans les questionnaires complets, les questions comportent quatre options de réponse : tout à fait d'accord, d'accord, pas d'accord et pas du tout d'accord. Les questionnaires complets sont disponibles en traduction française sur le site de  l'Autism Research Centre, Cambridge, via les siens ci-dessous. Notez toutefois qu'il ne s'agit pas de tests de diagnostic de l'autisme, et nous examinerons ensuite des critiques vigoureuses de la théorie associée de Baron-Cohen.

https://www.autismresearchcentre.com/tests/empathy-quotient-eq-for-adults/

À partir des scores totaux obtenues de sa questionnaire, Baron-Cohen a trouvé que les répondants autistes avaient tendance à obtenir des scores plus élevés pour la systématisation et plus bas pour l’empathie, alors que moins des répondants contrôles présentaient ce même schéma (Baron-Cohen et al., 2014). D’après ce profil, les personnes autistes auraient des intérêts et des compétences particuliers dans des sujets de systématisation, tels que l’ingénierie, la science et l’informatique, et seraient moins intéressés ou compétents dans les relations aux autres et les interactions sociales. 

Ce profil semble largement cohérent avec les critères diagnostiques, et la théorie a le mérite de combiner des traits qui essaient d'expliquer les caractéristiques sociales et non sociales d'autisme dans la même théorie. Cependant, l'approche a été fortement remise en question (Subbaraman, 2014). Tout d'abord, les différences de score total entre les participants autistes et les participants témoins dans les études de Baron-Cohen sont faibles et variables selon les individus. Ainsi, les profils suggérés ne peuvent pas être nettement différenciés les uns des autres. Deuxièmement, comme les questionnaires sont des auto-évaluations, les participants peuvent choisir leurs réponses pour correspondre à l'image de soi qu'ils choisissent de projeter aux autres, plutôt que de révéler leurs véritables préférences personnelles. En effet, depuis que la théorie est largement connue, certaines personnes autistes ont peut-être modifié leur image de soi suite à leur exposition à la théorie. Par exemple, une personne peut commencer à voir des traits systématisés dans sa personnalité. D'autre part, de nombreuses membres de la communauté des autistes affirment que la théorie ne représente pas leur expérience vécue. Parmi eux, Rachel Cohen-Rottenburg (2009) qui, concernant l'empathie, a commenté dans son blog :

"...L'expérience quotidienne de nombreuses personnes autistes, sur l'ensemble du spectre, contredit la théorie du professeur. Beaucoup d'entre nous éprouvent un tel degré d'empathie que nous nous mettons constamment à la place des autres, essayant de reconnaître tous les côtés de toute controverse ou conflit. Beaucoup de nos problèmes de surcharge sensorielle et émotionnelle proviennent d'un excès de cette capacité, et non d'un déficit... "

Le chercheur Damien Milton, lui-même autiste, soutient que le déficit d'empathie, s'il existe, entre les autistes et les personnes neurotypiques, est double : il s'agit autant de l'incapacité des personnes neurotypiques à comprendre les sentiments et les expériences émotionnelles des autistes que de l'inverse (Milton et al 2020).

 "Ainsi, tout comme on pourrait dire que les personnes autistes manquent de 'perspicacité sociale' dans la culture et la communication non autistes, on pourrait également dire que les personnes non autistes manquent de 'perspicacité sociale' dans la culture et la communication autistes" (Heyworth 2020). 

Baron-Cohen a adapté sa théorie pour tenter de répondre aux critiques de ce genre. Il suggère que les personnes autistes manquent de l’élément cognitif de l'empathie - reconnaître ce que les autres pensent et ressentent, ce qui est essentiellement la théorie de l'esprit - mais qu’elles retiennent l’élément émotionnel - la capacité à ressentir des émotions appropriées en réponse aux autres.  Certaines études qui utilisent les auto-rapports des participants sur leur réaction à des situations sociales semblent confirmer cette dissociation (Rueda et al (2015). Cependant, ce n’est pas clair comment l'empathie émotionnelle fonctionnerait dans des situations sociales réelles si elle est dissociée de la capacité à reconnaître les sentiments des autres.

Concernant la systématisation, Cohen-Rottenburg (2009) ajoute :

"Alors que Baron-Cohen semble célébrer nos forces de "systématisation" comme un moyen de nous amener à la lumière de la dignité humaine, il oublie que certains d'entre nous ont échoué en calcul, ne peuvent pas démonter ou remonter des gadgets, et ne se soucient pas le moins du monde des noms latins de quoi que ce soit. Les femmes autistes, en particulier, ne présentent pas les mêmes types de traits que la majorité des hommes autistes."

L'implication ici est que la théorie de Baron-Cohen évoque un stéréotype majoritairement masculin d'une personne autiste obsédée par les machines, les mécanismes et la classification. Pour répondre à ce critique, Baron-Cohen a révisé et actualisé son récit de la systématisation (e.g. Baron-Cohen 2020), mais le résultat est que la théorie a perdu de sa cohérence. Par exemple, reconnaissant que de nombreuses personnes autistes s'intéressent et font carrière dans des domaines tels que les arts visuels, la littérature et d'autres domaines créatifs, plutôt que dans des domaines classiquement systématiques comme l'ingénierie et les sciences, Baron-Cohen affirme que la systématisation est également caractéristique de ces domaines artistiques. Pourtant, Roth (2007) a analysé les écrits de poètes du spectre autistique et n'a trouvé aucune preuve cohérente de stratégies typiquement systémiques dans leur travail. De manière plus générale, la notion élargie de Baron-Cohen sur la systématisation a rendu le concept trop vague et non spécifique.